L'infini pour tout horizon
Nous sommes en préventive, condamnés à trouver ce qui nous aidera à tenir durant un emprisonnement qui ne dit ni sa durée ni comment nous en sortirons. Personne ne sait, ne peut prédire, ne peut dater le retour aux accolades. Le 11 mai est agité, telle une promesse féérique où il s'agit plus de libérer sur la base du volontariat les parents de leurs progénitures et de faire de l'école une garderie, que d'un déconfinement progressif suivant une logique sanitaire à long terme (il y a à notre époque plus de place entre deux personnes dans une salle de cinéma cgr à Evry que dans une salle de classe à 15 élèves en école élémentaire de quartier).
Revendiqué acteur culturel, ce statut est balayé d'un revers de confinement et est dissous dans l'expression balbutiante de nos gouvernants à nous reconnaître et nous protéger: nous sommes réduits à notre fonction de consommateur, rouage essentiel de ce système capitaliste ; notre empreinte carbone, bien malgré nous, a été drastiquement réduite (pour exemple, Orly est fermé depuis le 1er avril jusqu'à nouvel ordre) et nous découvrons, aussi dur cela soit-il, à quel point nos comportements, aussi bien personnels qu'artistiques, étaient dépendants de cette Start-up Nation nous vendant des premiers de cordée côtés en bourse.
Nous sommes directement et indirectement impliqués dans cette crise. Non pas que nous acceptions et revendiquions cette complicité au néolibéralisme et ne cherchions pas à lutter et à dénoncer un système de marchandisation de la culture et du démantelement du service public. Malheureusement, nous notons amèrement que nos revendications - aux côtés d'autres luttes apparentées, menées par les enseignants, les soignants ou les gilets jaunes - à faire valoir nos missions d'intérêt général et à plus de justice sociale sont oubliées, et nous le réalisons, ou sommes en train de péniblement l'admettre, car nous serons les derniers à être relancés économiquement ; les priorités gouvernementales sont explicites. Par révélation, les vrais premiers de cordée sont les caissières, les soignantes, les livreurs, les éboueurs, les agents d'entretien, les techniciennes de surface, les conductrices de la RATP et la SNCF, les postières et les travailleurs précaires.
Ces corps dehors, les nôtres dedans et dociles. Chacun de nos mondes artistiques est pour l'instant dépeuplé. Il n'y a encore en soi aucune certitude de lendemains charnels. Nous sommes face au vide, avec nos corps abstinents. Traditionnellement, notre art convoque des rencontres physiques qui se finalisent par une adresse à un public. Les écritures pensées et inventées, les idées complotées et imaginées, ont besoin de la réalité physique de ces mondes que nous créons et co-construisons (avec nos collaborateurs, les producteurs, les diffuseurs, les subventionneurs) pour exister pour de vrai: nos différentes lectures du monde, nos différentes interprétations, nos différentes vérités exprimées se projettent dans l'espoir de la confrontation aux publics. C'est aujourd'hui mécaniquement inaccessible: le déconfinement tel qu'annoncé pour l'instant proscrit la planification de présentation publique de nos créations, sauf peut-être dans les "petits festivals".
Cependant, rappelons-nous que notre art exige de nous de d'abord intérieurement questionner les faits, d'interpréter les vérités, de réfléchir à nos travers, de faire bouger les lignes avant d'être présenté formellement. Ne nous laissons donc pas impressionner par cet infini qui n'est pas le vide. Au contraire, choisissons-le, cet infini, et autorisons-nous cette décontraction émotionnelle qui caractérise nos métiers et nos pratiques artistiques. La création telle que nous l'avons vécue jusqu'à présent et ses processus n'existent, d'un coup, plus. Le temps des cerises, déjà. Cependant, embrassons cette liberté de nous aligner avec cette époque inédite et posons dans nos têtes les nouveaux gestes créateurs pour imaginer la création d'après. Osons rêver les nouvelles écritures du sonore post-confinement. Reconvoquons nos corps, même dans un imaginaire dont la réalisation a un futur incertain. L'art a toujours eu pour rôle de sortir de la sidération et de stimuler les imaginaires. C'est ce en quoi l'art est politique et est donc capable de repolitiser le social: réinventons, proposons à tous ces corps confinés et à nos premiers de cordée une nouvelle aventure sociétale. Projetons-nous pour mieux nous retrouver dans cet après hésitant et pour redonner rendez-vous à ces publics que nous n'avons pas eu le temps de saluer et aux nouveaux devant lesquels nous nous produirons demain.
Nous nous devons d'être au rendez-vous de l'après pour réinsuffler cette énergie artistique qui nourrit cet infini, non plus abyssal, mais peuplé de ces corps confinés et des premiers de cordée. Il est temps de nous réapproprier nos rôles politiques et d'affirmer l'utilité de nos pratiques pour inventer un nouveau désir collectif.
Aux rêves, à l'émancipation collective et à la liberté !